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Des pelleteuses sur un chantier de construction
Possibilité pour le titulaire d'un marché public de travaux de se prévaloir, à l'encontre d'un participant à la même opération, de manquements au contrat conclu par ce dernier avec le maître d'ouvrage
CE, 11 octobre 2021, Société coopérative métropolitaine d'entreprise générale (Sté CMEG), n°438872
Invocation faute contractuelle
Introduction

Si, au plan des principes, cette décision n’a pas la portée qu’on pourrait être tenté de lui prêter à la suite d’une lecture rapide (il faut bien noter qu’elle a été rendue par les 7 ème et 2 ème chambres réunies, non la Section du contentieux, ce qui est de nature à en atténuer la force théorique), il demeure qu’elle atténue le principe de l’effet relatif des contrats et est susceptible d’avoir des conséquences pratiques fort importantes en matière de marchés de travaux.


Par principe, et conformément au principe de l’effet relatif des contrats, un tiers à un contrat ne peut pas invoquer de manquement contractuel dans le cadre d’une action en responsabilité extracontractuelle introduite à l’encontre de l’une des parties à un contrat. Il s’agit là d’un principe classique, réaffirmé par le Conseil d’État dans une décision de Section du 11 juillet 2011, Madame Gilles, alors même que la Cour de cassation admet depuis quinze ans que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » ( Cass. Ass. Plén., 6 oct. 2006, Myr-Ho ).


Ici, dans le cadre spécifique d’une action en responsabilité quasi-délictuelle introduite par un participant à une opération de travaux publics à l’encontre d’un tiers participant à la même opération, le Conseil d’État est venu atténuer sa jurisprudence Madame Gilles. En l’espèce, la commune du Havre et l’établissement public foncier de Normandie avaient passé un marché de travaux alloti pour la réalisation d’un lotissement, dans le cadre d’un groupement de commandes. La société en charge de l’exécution du lot « gros œuvre » avait livré son lot avec plus de six mois de retard, ce qui avait, conséquemment, occasionné un retard de huit semaines dans l’exécution du lot « charpentes », réalisé par la société requérante. S’estimant lésée par ce manquement de la première société à ses obligations contractuelles, la CMEG a saisi le tribunal administratif de Rouen pour lui demander réparation. Le tribunal, comme la cour administrative d’appel de Douai en appel, ont rejeté cette demande, si bien que la CMEG s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’État.


Tout en annulant l’arrêt de la CAA, le Conseil d’État est venu apporter des précisions quant aux fautes invocables dans le cadre d’une action en responsabilité quasi-délictuelle entre opérateurs d'une même opération d’un marché de travaux, ce qui ouvre des perspectives indemnitaires intéressantes pour les entreprises du BTP.


I – Invocabilité d’un manquement contractuel dans le cadre d’une action en responsabilité quasi-délictuelle entre participant à une même opération d’un marché de travaux


Une application rigide du principe de l’effet relatif des contrats et de la jurisprudence Madame Gilles conduit traditionnellement à l’impossibilité, pour les participants à une opération de travaux publics non liés par un contrat à ne pouvoir invoquer que des fautes de nature extracontractuelles. Ainsi en avait d’ailleurs jugé le Conseil d’État à l’occasion d’un recours du maître de l’ouvrage à l’encontre des sous-traitants de l’un des titulaires du marché, avec lesquels il n’était lié par aucun contrat (CE, 7 déc. 2015, Cne de Bihorel).

Dans cette décision, le Conseil d’État avait précisé que s’il était loisible au maître d’ouvrage de rechercher la responsabilité quasi-délictuelle de ces sous-traitants, pouvant à cet effet invoquer « notamment, la violation des règles de l’art ou la méconnaissance de dispositions législatives et réglementaires », il ne pouvait se prévaloir de fautes contractuelles, conformément au principe de l’effet relatif des conventions.


La donne semblait analogue concernant l’action (directe ou par la voie de l’appel en garantie) d’un participant à une opération de travaux vis-à-vis des sous-traitants (laquelle, rappelons-le, est de la compétence du juge administratif sauf si les participants sont liés par un contrat de droit privé, TC, 2 juin 2018, Lloyds de Londres).


Cependant, dans un arrêt récent, passé sous les radars et inédit au recueil Lebon, le Conseil d’État semblait déjà admettre implicitement que d’autres fautes que celles de nature extracontractuelle puissent être invoquées : « dans le cadre d’un litige né de l’exécution de travaux publics, le titulaire du marché peut rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres participants à la même opération de construction avec lesquels il n’est lié par aucun contrat, notamment s’ils ont commis des fautes ou ont contribué à l’inexécution de ses obligations contractuelles à l’égard du maître de l’ouvrage, sans devoir se limiter à cet égard à la violation des règles de l’art ou à la méconnaissance de dispositions législatives et réglementaires » (CE, 6 nov. 2020, Sté IOTA Survey). Une précision manquait, celle de savoir si les fautes contractuelles pouvaient être invoquées, en dépit du principe de l’effet relatif. Notre décision y répond : le requérant « peut en particulier rechercher leur responsabilité du fait d’un manquement aux stipulations des contrats qu’ils ont conclus avec le maître d’ouvrage ».


Les raisons du franchissement de ce mini-Rubicon sont exposées par M. le Corre dans ses conclusions (disponibles sur ArianeWeb). La rapporteure publique y fait preuve d’un pragmatisme notable, puisqu’elle affirme qu’en réalité, le seul argument qui irait à l’encontre de la solution rendue aurait tenu au fait « de faire primer une jurisprudence générale – celle de l’effet relatif du contrat – sur des circonstances ou domaines particuliers », avant d’égrener les arguments pratiques en faveur de sa position. Peut-être est-on allé un peu vite en justification pour écorner l’un des principes les plus vénérables du droit commun des contrats…

II – Pour les entreprises : naviguer au large de Haute-Normandie


Là où, en revanche, la solution retenue est louable, c’est qu’indirectement, elle vient atténuer la rigidité de la jurisprudence Haute-Normandie (CE, 5 juin 2013, Région Haute- Normandie). Pour rappel, dans cette décision de 2013, le Conseil d’État avait estimé que dans le cadre des marchés de travaux conclus selon un prix forfaitaire, la responsabilité du maître d’ouvrage du fait de difficultés d’exécution rencontrées par le ou les titulaires ne pouvait être engagée qu’en cas de faute de celui-ci ou en cas de bouleversement de l’équilibre économique du contrat. Largement fustigée par le secteur du BTP, cette jurisprudence a pour effet de ne laisser que guère de voies d’indemnisation pour les entreprises en cas de surcoûts générés par des difficultés d’exécution.


En particulier, lorsque les surcoûts ne bouleversant pas l’équilibre du contrat étaient occasionnés – comme c’est le cas en l’espèce – par le retard d’une autre entreprise dans le cadre de l’exécution de son lot, le titulaire ne pouvait, en l’absence de faute du maître de l’ouvrage, que se tourner vers un participant à une même opération fautif en invoquant des fautes extracontractuelles, étant entendu que, dans l’hypothèse d’une faute revêtant à la fois une nature contractuelle et une nature extracontractuelle, cette dernière en assurait l’invocabilité.

En pratique, c’étaient surtout par la porte des manquements aux règles de l’art que les requérants pouvaient s’engouffrer, mais il est commun de dire qu’il s’agit là d’une catégorie assez réduite et, par ailleurs assez nébuleuse.


Mais en permettant d’invoquer des manquements contractuels d'un autre participant à la même opération de travaux, le Conseil d’État atténue les conséquences pratiques de la jurisprudence Haute-Normandie, puisqu’il sera désormais possible de faire peser la responsabilité des surcoûts, non sur le maître d’ouvrage, mais bien sur un autre participant à la même opération , à raison de manquements à ses obligations contractuelles.

 


En pratique, une question demeure en suspens et nul doute que les juridictions du fond donneront corps à cette jurisprudence, il s’agit de celle du périmètre des manquements contractuels invocables. Si l’arrêt reste muet sur la question, la rapporteure publique avait bel et bien effleuré la question à l’occasion du prononcé de ses conclusions. Elle y avait affirmé qu’étaient « nécessairement exclues de ces stipulations mobilisables celles qui ont été conclues dans le seul intérêt des parties au contrat », donnant par ailleurs comme seul exemple les « clauses de solidarité entre les entreprises d’un groupement ». Il reviendra donc aux juridictions du fond de faire le départ entre stipulations invocables et stipulations non-invocables, à travers le criterium du seul intérêt des parties au contrat, ce qui est peut-être trop évident pour être simple.


Si l’on peut se permettre une remarque plus générale, cette décision semble, pour adoucir la rigidité de la jurisprudence Haute-Normandie, consacrer une sorte de circuit de solidarité entre les entreprises participant à une opération de travaux publics, en passant par la voie de la responsabilité : si les surcoûts consécutifs à des difficultés d’exécution se sont que rarement à la charge du maître d’ouvrage, alors on admet qu’entre elles, les entreprises aient à se répartir ces surcoûts en fonction du respect de leurs obligations contractuelles.
Comme si une bulle para-contractuelle englobant tous les participants à une opération de travaux était créée.

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