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Possibilité de saisir le juge de l’excès de pouvoir de conclusions subsidiaires à fin d’abrogation de l’acte en cas de changement de circonstances de fait ou de droit postérieur à l’acte
CE, Sect., 19 novembre 2021, Association ELENA et autres, n°437141 et 437142 (A)

INTRODUCTION

 

À chaque décision du Conseil d’État sur l’office du juge de l’excès de pouvoir, il est commun d’en revenir à la prédiction de Maurice Hauriou dans sa note sous l’arrêt Boussuge de 1912. Ne dérogeons pas à la règle :

 

Le recours pour excès de pouvoir, écrivait le doyen toulousain, est « comme cette étoile temporaire des Gémeaux, que nous voyons dans le ciel, et dont l’exaltation lumineuse a peut-être disparu déjà depuis des centaines d’années, tellement elle est loin de nous. Nous l’admirons encore, et il n’est déjà plus, ou, du moins, il n’est plus qu’une pièce de musée, un objet d’art délicat, une merveille de l’archéologie juridique ». Il faut dire qu’au début du XXème siècle, l’admission de la tierce opposition dans le contentieux de l’annulation avait de quoi surprendre : elle semblait vouloir dire que le recours pour excès de pouvoir n’était plus un « procès fait à un acte » dont la noblesse s’épuisait dans une stricte objectivité.

 

Plus d’un siècle plus tard, le recours pour excès de pouvoir est toujours là. Mais il a bien changé : systématisation du pouvoir d’injonction, substitution de base légale ou de motifs, modulation dans les temps de ses effets… Sans doute a-t-il appris des rudes leçons du Huron de Rivero. Une forteresse, parmi d’autres, semblait pourtant résister à ce mouvement profond qui prend corps autour de l’idée selon laquelle derrière l’acte attaqué, il y a des administrés : le juge de l’excès de pouvoir plaçait toujours son office au moment de l’édiction de l’acte contesté, sans considération aucune pour les circonstances postérieures. Ainsi, les changements de circonstances de fait ou de droit affectant potentiellement l’acte ne concernaient pas le juge et tout moyen en ce sens était inopérant. Dans pareil cas, il revenait à l’administré de demander à l’administration d’abroger l’acte devenu illégal à la suite de telles circonstances : tel est le sens de la jurisprudence Despujol de 1930 concernant les actes règlementaires.

 

Mais dans la décision ici commentée, qui portait sur la contestation par l’association ELENA et d’autres de la liste des pays sûrs dressée par l’OFPRA, la Section du contentieux du Conseil d’État a largement fissuré le mur d’enceinte de cette forteresse en jugeant, conformément aux conclusions de la rapporteur publique Sophie Roussel, que :

 

 

 

« Lorsqu'il est saisi de conclusions tendant à l'annulation d'un acte réglementaire, le juge de l'excès de pouvoir apprécie la légalité de cet acte à la date de son édiction. S'il le juge illégal, il en prononce l'annulation.


Ainsi saisi de conclusions à fin d'annulation recevables, le juge peut également l'être, à titre subsidiaire, de conclusions tendant à ce qu'il prononce l'abrogation du même acte au motif d'une illégalité résultant d'un changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à son édiction, afin que puissent toujours être sanctionnées les atteintes illégales qu'un acte règlementaire est susceptible de porter à l'ordre juridique. Il statue alors prioritairement sur les conclusions à fin d'annulation.


Dans l'hypothèse où il ne ferait pas droit aux conclusions à fin d'annulation et où l'acte n'aurait pas été abrogé par l'autorité compétente depuis l'introduction de la requête, il appartient au juge, dès lors que l'acte continue de produire des effets, de se prononcer sur les conclusions subsidiaires. Le juge statue alors au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision ».

 

Une telle évolution, si elle peut sembler majeure, n’en était pas moins attendue (I). On la notera cependant pour le moment incomplète, car excluant les actes individuels et les décisions d’espèce, avant d’en voir les conséquences pratiques (II).

 

I – UNE EVOLUTION ATTENDUE

 

Cela fait bien longtemps que le juge de l’excès de pouvoir n’est plus sourd aux sirènes du temps qui passe : la jurisprudence Association AC ! est là pour le rappeler.

 

Mais, si l’on considère plus particulièrement la question du moment auquel le juge se place pour statuer, la métamorphose est plus récente. C’est ainsi que dans une décision remarquée Association des américains accidentels du 19 juillet 2019, le Conseil d’État avait estimé qu’il revenait au juge de l’excès de pouvoir – au nom de « l’effet utile » de ses décisions –, saisi d’un recours en annulation contre une décision de refus d’abroger un acte devenu illégal à la suite de circonstances de fait ou de droit postérieures à son édiction, de se placer à la date à laquelle il statuait pour trancher le litige. Une telle posture a prospéré dans le contentieux des décisions de refus : on se souviendra par exemple de la retentissante jurisprudence Commune de Grande-Synthe. Une telle évolution était précisément justifiée par le fait que la légalité débattue dans un tel contentieux est, précisément, une « légalité pour l’avenir », comme le souligne bien Sophie Roussel dans ses conclusions.

 

En ce qui concerne le contentieux des actes positifs, le mouvement était jusqu’à présent cantonné au contentieux des mesures de suspension prononcées par l’Agence française de lutte contre le dopage. Dans une décision Stassen du 28 février 2020, les 7ème et 2ème chambres réunies avaient en effet jugé, à l’invitation du rapporteur public Guillaume Odinet que

 

« lorsqu’il est saisi d’un recours tendant à l’annulation d’une mesure de suspension provisoire, prise à titre conservatoire sur le fondement de l’article L. 232-23-4 du code du sport, le juge de l’excès de pouvoir apprécie la légalité de cette décision à la date de son édiction et, s’il la juge illégale, en prononce l’annulation. Eu égard à l’effet utile d’un tel recours, il appartient en outre au juge de l’excès de pouvoir, saisi de conclusions en ce sens, d’apprécier la légalité de la décision à la date où il statue et, s’il juge qu’elle est devenue illégale, d’en prononcer l’abrogation ». Si les motifs de l’arrêt Stassen n’étaient pas rédigés dans ces termes généraux qui font les grands arrêts de principe, il demeure qu’ils laissaient entrevoir ELENA.

 

Une remarque avant d’envisager les conséquences pratiques : le lecteur attentif aura noté que les motifs de la décision ici commentée ne traitent que des actes règlementaires, à l’exclusion donc de tous les autres actes unilatéraux. Bien sûr, le Conseil d’État n’était ici saisi que d’un acte règlementaire, mais on aurait pu imaginer qu’il opte pour une formulation plus générale, incluant les actes non règlementaires. L’hypothèse est d’ailleurs envisagée par Sophie Roussel dans ses conclusions. La rapporteure publique estime qu’une telle solution pourrait être transposée aux actes non règlementaires, mais invite la Section à procéder « par touches successives » et à garder pour des contentieux ultérieurs la question de l’applicabilité d’ELENA au recours contre des décisions individuelles ou d’espèce.

 

II – CONSEQUENCES PRATIQUES

 

Plusieurs conséquences contentieuses à cette décision, pas nécessairement traitées clairement dans les motifs de la décision, mais qui ressortent plus clairement des conclusions de Sophie Roussel :

 

Recevabilité. Il faut bien souligner, tant les conséquences sont importantes, que la jurisprudence ELENA n’ouvre pas de nouveaux moyens en excès de pouvoir, fondés sur les changements de circonstances de fait ou de droit. Elle permet de formuler des conclusions en abrogation subsidiaires à des conclusions principales en annulation. Dès lors, la recevabilité de telles conclusions est subordonnée à la recevabilité des conclusions principales. Elles ne sauraient, par ailleurs, être formulées à titre principal. Bref, toutes les règles de recevabilité des conclusions subsidiaires s’appliquent.

 

Moyens invocables. Une question fondamentale doit être ici réglée. On sait qu’en excès de pouvoir, les moyens sont cristallisés une fois le délai de contentieux échu, conformément à la jurisprudence Intercopie. Néanmoins, une telle règle serait proprement inadaptée à des conclusions en abrogation du fait de circonstances de fait ou de droit nouvelles, précisément du fait de la possibilité que de telles circonstances n’interviennent après l’échéance du délai de recours. Dès lors, les moyens au soutien de ces conclusions – qui se résumeront nécessairement à l’exposé des circonstances nouvelles et à une confrontation de celles-ci à l’acte contesté – pourront être invoqués jusqu’à la clôture de l’instruction et même pour la première fois en appel.

 

Conséquences. De telles conclusions ne pourront prospérer, faute d’objet, si l’acte est annulé ou si, avant que le juge ne se prononce, l’administration a elle-même abrogé l’acte. Mais si tel n’est pas le cas et que les conclusions sont fondées, le juge pourra abroger l’acte. Il faut cependant noter que la Section du contentieux a bien pris le soin de préciser qu’il était loisible au juge administratif, « eu égard à l'objet de l'acte et à sa portée, aux conditions de son élaboration ainsi qu'aux intérêts en présence », de décider que l’abrogation ne sera effective qu’à une date ultérieure, qu’il fixe. On aura reconnu la transposition de la jurisprudence Association AC !

 

 

Finalement, là où l’on peut penser qu’il s’agit d’un énième coup de canif au recours pour excès de pouvoir, il semble plutôt, en témoignent les conclusions de Sophie Roussel, que ce monument du contentieux administratif s’en trouve renforcé par l’acceptation que les règles qui le régissent ne soient pas immuables, mais tout entières tournées vers la finalité du REP telle qu’exprimée par l’arrêt Dame Lamotte : « assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité », lequel peut emprunter bien des chemins.

Article rédigé par Valentin Lamy
Consultant DOREAN AVOCATS 
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